De la fin des gauches nationales aux mouvements subversifs pour l’Europe
Par TONI NEGRI
I. Quand on parle de mondialisation des marchés, on parle aussi d’une limitation imposante de la souveraineté des Etats-Nations. En Europe occidentale, l’erreur essentielle des gauches nationales a été de ne pas comprendre que la mondialisation était un phénomène irréversible.
Jusqu’à la chute de l’Union Soviétique, le leadership américain a consisté – avec prudence, mais aussi avec une constance évidente – à combiner les spécificités nationales des pays appartenant aux alliances occidentales (et surtout de l’OTAN) et la continuité de l’impérialisme classique, en les regroupant autour d’un antagonisme à l’égard du « socialisme réel ». A partir de 1989, une fois le bloc soviétique tombé, le hard power américain a peu à peu été replacé par le soft power des marchés : la liberté des commerces et la monnaie ont subordonné les vieux instruments de pouvoir – le pouvoir militaire et celui de la police internationale ; et le pouvoir financier et la gestion autoritaire de l’opinion publique ont par ailleurs déterminé le champ dans lequel allait s’exercer dorénavant la nouvelle action libérale de soutien à la politique des marchés. Le néolibéralisme s’est fortement organisé au niveau mondial : il gère aujourd’hui la crise économique et sociale actuelle à son propre avantage et a très probablement devant lui un avenir radieux… A moins que – dans la mesure où une transformation démocratique et pacifique des actuelles assises politiques du néolibéralisme n’est pas imaginable à un niveau mondial – ne se donnent des ruptures révolutionnaires.
Parallèlement à cela, depuis 1989, précisément quand le système capitaliste sous sa forme néolibérale se renforçait, la déroute des forces politiques de gauche a été profonde. Non seulement les forces dogmatiques, au nom d’une supposée fidélité à des formes idéologiques archaïques, ont renoncé à toute compréhension de la lutte des classes dans un monde profondément transformé par la mondialisation et la mutation du mode de production, mais un nouveau courant de pensée et d’actions de type socialiste, dans la tentative de tenir compte de la nouveauté de la situation, s’est risquée à des alliances évidentes avec le néolibéralisme.
Les processus d’unification du continent européen et les institutions où se développe le débat sur la constitution européenne ont constitué un lieu exemplaire du vide et de l’impuissance politique de la gauche – aussi bien dans sa variante « troisième voie à la Tony Blair » (dont les orientations ont rapidement été identifiées avec la volonté explicite de structurer politiquement l’Europe de manière néolibérale), que sous la forme opposée, c’est-à-dire l’impuissance des groupes qui ont caché, derrière leur refus de l’unité et du développement des institutions européennes, leur incapacité de construire une ligne qui soit alternative à celle du néolibéralisme : cela aurait voulu dire mettre en discussion l’Etat-nation, le droit public international et le système administratif de la modernité capitaliste. L’échec de ces forces, prises dans leur ensemble, a été gigantesque.
Si nous voulons relancer le débat, il faut alors se demander quelles sont les conditions théoriques et politiques qui permettent de rouvrir une perspective de lutte sur le terrain réaliste de la construction subversive d’une Europe unie. C’est une question qui est aujourd’hui posée par les mouvements qui apprennent à lutter contre la crise à un niveau européen.
II. En quoi consiste le capitalisme financier et/ou biopolitique ? Il consiste en la subsomption de la société – plus exactement encore : de la vie elle-même – sous la domination du capital. Comment le commandement des marchés sur la structure de la société s’exerce-t-il ? Je ne peux bien entendu pas m’arrêter sur ce point : je me bornerai à dire que ce pouvoir fonctionne à travers un usage de plus en plus important du contrôle monétaire – un contrôle monétaire dont la finalité est l’accumulation de la rente financière. Celle-ci réorganise les rapports productifs et reproductifs selon des schémas d’approfondissement et d’intensification des dispositifs d’exploitation : parfois, jusqu’à prendre la forme d’une véritable nouvelle accumulation primitive, pour reprendre les termes de Marx. Les marchés financiers, qui recherchent une valorisation maximale, privilégient, d’une part, les industries de la « production de l’homme pour l’homme », c’est-à-dire le Welfare, les services productifs métropolitains y compris les services informatiques ; et de l’autre, les industries extractives, énergétiques, les industries d’agrobusiness, et toutes celles qui plus généralement s’appliquent à la nature…
Souvent, il s’agit, je l’ai déjà dit, d’une nouvelle figure de l’accumulation originaire, dans laquelle l’appropriation capitaliste s’applique à la mise au travail, et donc à l’exploitation, du Bios (c’est-à-dire de la vie de l’homme, à laquelle il faut cependant ajouter le milieu naturel dans lequel elle prend place et avec lequel elle interagit), à la captation de la valeur exprimée par la société tout entière, qui s’en trouve du même coup dépossédée. Une première définition de ce « commun », que les mouvements recherchent aujourd’hui, pourrait donc paradoxalement consister en ceci : le renversement communiste de l’appropriation capitaliste dans toute son étendue.
Ce qu’il me semble intéressant de faire, c’est d’étudier les contradictions qui ont émergé sur ce terrain souvent un peu chaotique de l’attaque néolibérale, et qui ont été mises en évidence par les mouvements. Ce sont des contradictions difficilement dépassables, et que le pouvoir tend à gérer à travers une governance hors de toute normativité, par un gouvernement d’exception instauré sur la longue durée et destiné à refonder la société tout entière. Les contradictions en questions peuvent être identifiées comme il suit.
a. Une première contradiction concerne la production, et consiste en ce que le capitalisme financier représente la forme la plus abstraite et la plus détachée de pouvoir, alors même qu’il est paradoxalement ce capitalisme qui investit très matériellement la vie tout entière. La « réification » de la vie et l’« aliénation » des sujets sont imposées à la force de travail cognitive par un commandement productif qui semble être devenu, en tant que pouvoir financier, absolument transcendant. La force de travail cognitive, qui est obligée à produire de la survaleur précisément dans la mesure où elle est cognitive, immatérielle, créative, non immédiatement consommable, est en réalité productive en elle-même, de manière autonome. Transcendance financière contre autonomie productive, voilà donc la première contradiction.
Dans la mesure où la production est essentiellement fondée sur la « coopération sociale » (quels qu’en soient les domaines : des services à l’informatique ou aux activités de soin, de care…), la valorisation du capital ne se heurte plus simplement à un « capital variable » massifié mais à la résistance et à l’autonomie d’un prolétariat qui représente en lui-même aujourd’hui une partie du « capital fixe ». En effet, la nouvelle qualité sociale de la production et les caractéristiques cognitives de celle-ci on transformé les travailleurs en « sujets machiniques » possédant une capacité « relative » mais permanente d’organiser de manière autonome leurs propres réseaux sociaux de travail. On ne peut pas ne pas saisir l’évidence de cette contradiction.
b. Le second paradoxe est celui de la propriété. La propriété privée (celle que nous définissons comme telle du point de vue juridique) tend à être assujettie toujours davantage à la forme de la rente. Aujourd’hui, la rente naît essentiellement des processus de circulation monétaire qui ont lieu dans les services du capital financier et/ou dans ceux du capital immobilier, ou encore des processus de valorisation qui prennent place dans les services industriels.
Mais quand les biens (privés) se présentent comme services, quand la production capitaliste se valorise essentiellement à travers les services, la propriété privée tend à nuancer les traits qui la caractérisaient traditionnellement en tant qu’« acte de possession », et à se présenter plutôt comme le produit de cette coopération sociale qui constitue les services et les rend productifs. Pour les patrons, le problème devient de rendre à la propriété privée cette fonction fondamentale (dans l’organisation sociale) dont le capitalisme a besoin. Si la propriété se socialise progressivement, comment faire pour lui rendre la qualité du commandement privé ?
A cette question, les capitalistes répondent avec l’hypocrisie qui les caractérise : ce sont les pouvoirs publics qui doivent le faire. Mais dans les sociétés post-industrielles, la médiation publique des rapports de classe est de plus en plus difficile – c’est en réalité ce que nous montre très bien la crise : la souveraineté a certes été privatisée (patrimonialisée, pourrait-on dire, par le capitalisme financier) mais le paradoxe est que, de manière absolument simultanée, la propriété privée se dissout en se présentant toujours davantage comme l’usage d’un service, et non plus comme possession d’un bien. Le « public souverain » ne doit désormais plus affronter les corporations, les syndicats, les instances collectives du travail (qui, soit dit en passant, se représentaient eux-mêmes comme sujets privés), mais la coopération et la circulation sociale de subjectivités qui se composent et se recomposent en permanence, aussi bien dans la production matérielle que dans la production cognitive. En somme : il se heurte à ce que nous appelons le « commun ».
Par « commun », nous entendons donc ici la reconnaissance du fait qu’aujourd’hui, la production se réalise de manière toujours plus coopérative. Cette coopération est bien entendu directement commandée par le capital financier, mais elle est aussi immédiatement agie par les nouvelles figures de la force de travail cognitive, c’est-à-dire par ces mêmes puissances sociales que l’on appelait autrefois la « classe ouvrière ». Et j’insiste ici encore une fois : quand on parle de force de travail cognitive, on parle bien entendu d’une nouvelle qualité de la production, d’un nouveau visage des processus de valorisation, d’une nouvelle organisation du travail, qui a émergé après 1968 ; mais on parle aussi de certains aspects, toujours plus centraux, de la production matérielle elle-même – où, malgré les apparences, le travail coopératif, ou bien l’introduction d’éléments immatériels, informatiques ou linguistiques, est aujourd’hui de plus en plus généralisée.
Il y a donc une progressive « patrimonialisation privée » des biens publics qui tout à la fois détruit l’institution de la propriété publique et fait valoir l’idéologie de la propriété privée : c’est à partir de cette combinaison que se crée la dérive désormais permanente de la gestion du public du côté des procédures d’exception, le glissement de cette exceptionnalité dans la corruption, et la destruction du commun par les pouvoirs d’exception.
Le « public souverain » n’existe maintenant plus que de cette manière paradoxale, et tend à s’effacer devant un « commun » qui émerge au contraire de l’intérieur des processus de production sociale et dans cette coopération qui représente le cœur de la valorisation. Ce commun est précisément ce qui est directement capté par les pouvoirs financiers, par le marché mondial: hic Rodhus, hic salta.
c. Le troisième paradoxe concerne le bio-capital dès lors qu’il entre en relation avec les corps des travailleurs. Ici, l’affrontement, la contradiction, l’antagonisme apparaissent de manière absolument claire, dans la mesure où le capital (dans la phase post-industrielle, à l’époque où la production cognitive est devenue hégémonique) doit mettre directement en production les corps humains, qui ne sont plus seulement du travail marchandisé, mais se transforment en détenteurs de savoir productif et opérateurs-machiniques.
Or, dans les nouveaux processus de production, précisément parce que les corps se sont toujours davantage et plus efficacement spécialisés, ils ont acquis une autonomie relative. Du même coup, la résistance et les luttes de la force de travail machinique répondent paradoxalement à l’exigence capitaliste d’une exploitation de la production de l’homme pour l’homme, c’est-à-dire pour la machine-vivante « homme ». C’est précisément à cette mutation que s’applique l’exploitation du capital financier, qui cherche à la gouverner.
En effet, au moment où le travailleur se réapproprie une partie du « capital fixe » et se présente
1) de manière variable, souvent chaotique, comme un acteur coopérant à l’intérieur des processus de valorisation, comme « sujet précaire » ; mais se présente aussi
2) comme « sujet autonome » dans les processus de valorisation du capital – à ce moment-là, donc, se produit une inversion totale de la fonction du travail par rapport au capital. Le travailleur n’est plus seulement l’instrument que le capital utilise pour conquérir la nature – ce qui signifie, banalement, produire des marchandises ; parce que, dans le travail cognitif et coopératif, le travailleur, ayant désormais incorporé en lui-même son instrument de production et s’étant métamorphose du point de vue anthropologique, reconquiert la « valeur d’usage », agit de manière « machinique », de manière autonome et en opposition par rapport au capital – une autonomie et une opposition qui tendent à devenir complètes. C’est entre cette tendance objective et les dispositifs pratiques de constitution de ce travailleur machinique que prend place une nouvelle forme de lutte des classes – que nous pouvons désormais qualifier de biopolitique.
Dans le développement du capital, ces trois paradoxes que je viens d’essayer de mettre en évidence demeurent ouverts. Plus encore : il s’agit de contradictions qui ont encore été accentuées par la crise actuelle. Par conséquent, plus la résistance devient forte, plus la tentative de restauration du pouvoir – par l’Etat (en tant qu’organe du capital) devient féroce, et l’usage de la violence décisif. Toute résistance est alors condamnée comme exercice illégal d’un contrepouvoir, toute manifestation de révolte n’est considérée que comme un moment de dévastation ou de pillage. Plus encore – c’est la une mystification supplémentaire -, alors même qu’ils exercent une violence maximale, le capital et son Etat doivent pourtant se présenter comme des figures nécessaires et neutres. Aujourd’hui, le maximum de la violence est par conséquent présenté comme le fait d’instruments, ou d’organes qualifiés de « techniques ». Souvenons-nous de ce que Margaret Thatcher proclamait déjà : « Il n’y a pas d’alternative ».
III. Si, dans le projet néolibéral de stabilisation et dans la crise de celui-ci, telle est la constitution politique du présent, il est évident que les mouvements de résistance ne peuvent pas ne pas exprimer leur indignation, leur refus, leur rébellion. C’est ainsi qu’émerge le désir de construire de nouvelles institutions qui puissent correspondre à la puissance sociale de la coopération productive. Reprenons alors les terrains sur lesquels les contradictions que j’ai tenté de formuler il y a un instant se présentent.
Ad a. Si l’on se confronte au paradoxe de la production, il s’agit de reprendre un vieux point du programme communiste – celui de l’« auto-valorisation » ouvrière et prolétaire -, en se réappropriant progressivement, de manière toujours plus nette, le capital fixe employé dans les processus productifs sociaux – précisément contre la multiplication des opérations de valorisation-capture-privatisation que le capital financier met en œuvre. Se réapproprier le capital fixe, cela veut dire construire le « commun » – un commun organisé contre l’appropriation capitaliste de la vie, un commun entendu comme développement d’ « usages » civiques et politiques et comme capacité de gestion démocratique et autonome, « par le bas ». La reconquête du savoir et celle du revenu sont les objectifs qui qualifient avant toute chose le prolétariat cognitif ; et il s’agit là, d’emblée, d’objectifs politiques, exactement de la même manière que la lutte contre la réduction du salaire relatif – c’est-à-dire, nous rappelle Rosa Luxemburg – je cite – la « lutte contre le caractère de marchandise de la force de travail, contre la production capitaliste prise dans son ensemble » – était politique pour le travailleur industriel. Je cite à nouveau Rosa Luxemburg : « La lutte contre la chute du salaire relatif n’est plus une bataille sur le terrain de l’économie mercantile, mais une attaque révolutionnaire au fondement même de cette économie ; c’est le mouvement socialiste du prolétariat » – fin de citation.
C’est donc sur ce point que les expériences faites par exemple en Italie, dans l’agitation militante qui a entouré les référendums récents – en particulier sur la question de la gestion de l’eau -, doivent être reprises, étudiées et répétées, afin de permettre la réappropriation de cette nouvelle figure juridique que sont les « biens communs ».
Ad b. Revenons maintenant au « paradoxe de la propriété ». S’ils veulent aller contre, ou au-delà de la propriété privée, les mouvements ont absolument besoin de se plonger dans ce contexte contradictoire, fait en grande partie de services et de réseaux sociaux, qui structure aujourd’hui la coopération productive. Il s’agit en même temps de se placer tout à la fois « dans et contre » les institutions du pouvoir public. Deux lignes principales s’entrecroisent alors : la première doit s’opposer à la fonction répressive – inerte et pourtant féroce – des pouvoirs publics face aux luttes de réappropriation ; la seconde s’oppose quant à elle aux rôle et au pouvoir de la monnaie.
Sur le premier terrain, la capacité de rompre avec la governance néolibérale – par exemple dans la variante qu’en présentent les soi-disant « gouvernements techniques » – est absolument fondamentale. J’ai déjà dit à quel point il s’agissait là d’une mystification. Mais nous avons aussi discuté bien des fois pour savoir s’il était possible d’imaginer, à partir des affrontements que les mouvements mettent en œuvre autour de la question de la governance publique, l’émergence d’une sorte de « dualisme de pouvoir » ; et le problème demeure aujourd’hui entier – je doute cependant que l’on puisse le résoudre de manière purement abstraite, en dehors de la dimension des luttes. C’est sur ce point, précisément en relation avec l’intensité des luttes qui se développent autour du thème des usages du commun, que nous devons lancer une proposition : celle de nouveaux principes constitutionnels, de nouveaux droits et d’une nouvelle légalité – le commun, un revenu universel, le refus de la dette et de l’insolvabilité, la liberté de mouvement des hommes et des femmes, l’exercice coopératif du savoir, le Commonfare, la réappropriation de la monnaie. Je reviendrai sur tous ces points dans ma conclusion.
Venons-en alors au deuxième thème – affronter, à travers les mouvements, la question de la monnaie. Il est clair que si la monnaie est un moyen de compte et d’échange difficilement éliminable, c’est la possibilité qu’elle a d’être un instrument de structuration de la division sociale du travail et de l’accumulation du pouvoir patronal, contre l’intérêt des producteurs réels, qu’il faut lui arracher. Il faut contester à la Banque Centrale Européenne son indépendance : la BCE doit être assujettie à la nécessité de la « production de l’homme pour et par l’homme » et soumise à un projet stratégique de redéfinition des équilibres sociaux biopolitiques. Le problème n’est pas tant de distinguer les « banques de dépôt » des « banques d’investissement » que de diriger l’épargne et l’investissement vers des équilibres qui garantissent la production de l’homme pour l’homme. Voilà la bataille que les mouvements politiques les plus mûrs ont engagée. Celle-ci consiste – sans repentirs idéologiques ni hésitations – à contester et saboter la governance monétaire du biopouvoir, c’est-à-dire à introduire, chaque fois que c’est possible, des revendications et des ruptures exprimées de manière radicalement démocratique, par le bas. IL faut commencer à se demander ce que pourrait être une « monnaie du commun », et développer l’hypothèse que cette monnaie devrait garantir la reproduction sociale, la quantité de revenu nécessaire à chaque citoyen, et le soutien des formes de coopération qui forment la structure-même de la division du travail de la multitude productive.
Ad c. Revenons enfin sur le dernier des « paradoxes », celui qui noue ensemble le bio-capital et le corps des travailleurs. Ici, cette contradiction ne peut être dissoute que si on élimine le capitaliste. Cette contradiction douloureuse naît en effet du fait que le capitaliste ne peut pas ne pas exploiter le travailleur s’il veut obtenir du profit, et de ce que, sans travail vivant, il n’y a pas de production, ni de richesse, qui tiennent.
C’est donc là le terrain même de la politique. Du côté du pouvoir du capital, c’est le terrain de la décision sur les indécidables, avec cette incertitude qui fait toujours en sorte qu’il se trouve au milieu du gué, suspendu entre fascisme et démocratie. Mais de l’autre côté, c’est aussi le terrain constituant de l’ensemble des corps-machine, singuliers et puissants, dans la pratique de la lutte des classes. Pour tous ces corps, faire de la politique, cela signifie constituer « institutionnellement » la multitude, c’est-à-dire arracher les singularités à leur solitude et les situer, les instaurer, dans la multitude – bref : transformer l’expérience sociale de la multitude en institution politique.
C’est la raison pour laquelle les mouvements actuels demandent, de manière toujours plus impétueuse, que l’on aille au-delà du modèle constitutionnel de la modernité – celui des XVIII, XIX et XXème siècles -, c’est-à-dire ce modèle constitutionnel qui effaçait toute trace du pouvoir constituant dès que la phase révolutionnaire était révolue.
De manière plus réaliste, il faut affirmer au contraire aujourd’hui que le pouvoir constituant ne peut pas être enfermé dans la reconstruction de l’Un du pouvoir. On ne se révolte pas pour prendre le pouvoir mais pour maintenir l’ouverture de processus de contre-pouvoirs, et pour défier les dispositifs de capture que la machine capitaliste ne cesse d’inventer. L’expérience des luttes nous a appris que la représentation politique finit toujours par entrer en crise : attirée à l’intérieur du mécanisme de la souveraineté, distillée dans l’alchimie électorale à la fois magique et puante que nous connaissons bien, elle ne réussit pas à être à la hauteur de la vérité et de la richesse en permanence renouvelées de la composition sociale de la classe des travailleurs.
Depuis le printemps 2011, tous les mouvements expriment leur désir d’une « contre-démocratie » conflictuelle, qui soit traversée par des revendications et des protestations, des résistances et de l’indignation – parce que nous n’en pouvons plus du constitutionnalisme « normatif » ! Ces mouvements disent leur exigence de constitutions démocratiques biopolitiques qui ne se transforment pas immédiatement, en jouant sur la légalité et de la formalité juridique, en mécanismes d’oppression ; mais qui sachent au contraire fonctionner à travers un investissement d’« argent commun », afin de rééquilibrer à tout moment les rapports sociaux, et qui place les pauvres à la place des riches – en somme : qui crée une vie nouvelle, imaginée par l’homme et au service de l’homme.
Il faut ici l’affirmer très clairement : quoi qu’en disent tous les prix Nobel d’économie du monde, une productivité croissante ne s’obtiendra que dans et par une société égale et libre, par une société du « refus du travail » – si par « travail » on entend ce qu’il a jusqu’à présent représenté : le travail servile, le travail salarié. Nous devons libérer le travail des formes historiques dans lesquelles il a été enfermé.
IV. Plus la crise avance et les mouvements murissent, plus on sent que quelque chose de décisif s’est produit dans la conscience des travailleurs. Il est assez banal de déclarer que le XXème siècle est terminé, surtout quand cette phrase sert à effacer le souvenir des formidables expériences de lutte ouvrière et des tentatives de construction d’une société nouvelle qui l’ont traversé. Le fait que ces tentatives aient été un échec – non pas en un jour mais, précisément, en un siècle – ne veut absolument pas dire que leur potentiel se soit épuisé. Bien au contraire, la « vieille taupe » a continué à creuser vers l’espoir. Est-ce qu’il faut récupérer l’expérience socialiste ? Oui, à conditions, toutefois, de l’insérer dans une nouvelle théorie, dans une nouvelle stratégie… C’est ce que font les nouveaux mouvements aujourd’hui.
Reportons à présent notre attention sur ce que font ces mouvements qui se battent dans la crise, et contre la crise. Ce n’est que comme cela que nous pourrons tenter d’étudier les processus de subjectivation qui émergent dans ce contexte, et essayer de comprendre quelles sont les conditions favorables, ou au contraire les conditions qui font obstacle, qui permettent –ou qui bloquent – une politique du commun.
Première chose, donc. Les renvois systématiques aux réformes constitutionnelles qui sont proposées au niveau européen jouent sans aucun doute ici comme des obstacles. Ce qui intéresse au contraire les mouvements, c’est se demander quelles sont les actions politiques qui peuvent être mises en œuvre pour favoriser des processus de subjectivation adaptés à un nouveau projet subversif et communiste.
Et dès lors que l’on examine les mouvements, on peut repérer un premier groupe d’actions que l’on pourrait réunir sous une même étiquette : l’insolvabilité. Ces luttes, contre la dette et en faveur d’un revenu de citoyenneté, reprennent les vieilles luttes sur le salaire relatif et deviennent des luttes révolutionnaires dans la mesure où elles mettent en question la mesure du travail. Sur ce même terrain, on trouve toute une série d’expérimentations et de tentatives de construction d’une théorie et d’une pratique de la « grève précaire » : il s’agit de comprendre quelles sont les luttes qui peuvent « faire mal » au patron dans la nouvelle condition de l’exploitation sociale, et à partir de cette condition de précarité qui a été imposée aux travailleurs. Les luttes qui conquièrent des espaces, des places, des théâtres, des centres sociaux, des squats, et qui les transforment en des lieux d’organisation en font partie au premier titre – de même que les luttes qui bloquent la logistique des échanges de marchandises, qui n’a jamais été aussi centrale qu’aujourd’hui dans les processus d’accumulation sociale ; ou celles qui empêchent les « grands travaux d’intérêt public », qui n’ont de public que l’énorme force destructrice des équilibres civils et écologiques qu’elles emploient et où il ne s’agit en réalité que de faciliter la corruption et l’enrichissement privé…
Mais plus encore, si c’est possible, ce sont les initiatives qui réussissent à se réapproprier et/ou à mutualiser la gestion des nœuds fondamentaux du Welfare, de l’éducation, des politiques de l’habitation, etc., qui sont exemplaires. En effet, dans ce cas, on lutte autour du salaire direct et/ou indirect des travailleurs, en en intégrant non seulement la quantité monétaire mais la qualité sociale.
Le second terrain, à présent, sur lequel se situent les luttes, celui des destitutions. Il s’agit de destituer les filières du commandement capitaliste. Dans le néolibéralisme, le chaos social et juridique est considéré comme normal. L’assumer, en transformant la governance, de moment de litige en moment de contre-pouvoir, voilà ce que toute force d’opposition au néolibéralisme doit essayer de faire. Nous avons vu, en Amérique Latine, des exemples de mouvements révolutionnaires (ouvriers et/ou indigènes, et, aujourd’hui, étudiants) qui ont construit pendant longtemps, puis finalement imposé l’agenda des gouvernements. En Europe, il ne sera pas facile de répéter cette expérience ; mais il s’agit au moins d’essayer, sans croire pour autant que cette capacité de rupture puisse se consolider sous la forme d’un mécanisme de contre-pouvoir stable. Ici, l’effet destituant est encore prééminent par rapport à la dimension constituante.
Certains objecterons alors : ces mouvements sont inutiles, et parfois même dangereux, parce que les riots et les tumultes ne créent pas d’institutions. Ces discours ne sont pas honnêtes – quand ils ne sont pas ouvertement provocateurs – s’ils affirment implicitement que les riots et les tumultes ne peuvent pas créer d’institutions : encore une fois, pour l’instant, ce n’est effectivement pas le cas simplement parce que l’effet destituant est encore propédeutique et dominant. Cela ne signifie pas qu’ils ne puissent pas le faire.
Ces terrains de recherche et de lutte ont essentiellement été identifiés au niveau urbain, dans les métropoles. Là où, dans le passé, il revenait à l’usine de centraliser l’organisation du travail, aujourd’hui, c’est à la métropole que cette tache revient : c’est la métropole qui centralise les réseaux de coopération du travail, qu’il soit cognitif ou pas, et qui, à travers les mises en contact qu’elle permet, fait monter le degré de tension et de fusion de la production et de la lutte. Sur le terrain métropolitain, on trouve donc de plus en plus de lieux de rencontre, de militantisme, d’organisation du travail matériel et immatériel, du travail et du non-travail, de la culture et des cultures (en particulier grâce aux migrants) qui s’organisent. En somme : des lieux d’organisation des luttes, et des lieux de réappropriation des produits du General Intellect. Est-il alors possible de commencer à construire des institutions d’autogouvernement qui mettent en œuvre les formes d’une « nouvelle mutualité », d’une nouvelle tutelle sociale contre les effets les plus violents de la crise ? Dans bien des cas, c’est ce qui s’est produit. Et encore : à côté de ces éléments d’une ouverture que nous pouvons définir comme « intensive » (c’est-à-dire tournée vers l’intérieur du tissu social), il faut également expérimenter un dispositif « expansif », d’ouverture extensive : seule la concaténation, l’articulation des mobilisations des différents pays d’Europe entre elles peut déterminer un effet réel et continu sur les politiques de crise dont nous faisons aujourd’hui l’expérience.
Communisations, pour finir. C’est là que commencent à jouer les initiatives constituantes. En Italie, par exemple, les mouvements ont essayé d’aller dans ce sens. Du public au commun : la voie est celle qui affirme le droit d’accès au commun, qui tente de réaliser ce désir du commun qui hante désormais le cœur des travailleurs. Communaliser, cela signifie construire de nouvelles institutions du commun, et en particulier cette « monnaie commune » qui permettra aux citoyens de produire en toute liberté, et dans le respect de la solidarité.
Après tout cela, l’alternative apparaît comme évidente. D’un côté, il y a la bio-valeur captée – mieux : extraite de la société dans son entier par le capital ; et il y a aussi sa forme monétaire, sa structuration – entièrement pensée en fonction de l’exploitation de la société. De l’autre, il y a cette question : quel sens peut avoir, à ce niveau, la construction d’une alternative révolutionnaire ? Ce sens est le suivant : libérer la puissance de la force de travail de la domination capitaliste, imposer l’égalité comme condition de la liberté.
En posant tous ces éléments, et en particulier ceux qui concernaient la monnaie, nous sommes revenus à la question dont nous étions partis : que faire par rapport à l’Europe ? Mieux : comment les mouvements se comportent-ils par rapport à l’Europe ? Il me semble absolument clair que l’Union Européenne est nécessaire et irréversible. Un cheminement politique qui ne possède pas des dimensions continentales est aujourd’hui une chose impossible au sein de la mondialisation. Parfois, les mouvements eux-mêmes semblent ne pas en avoir une claire conscience. Il est donc nécessaire de construire de nouveaux modèles de solidarité, de nouveaux projets de liaison, qui sachent agencer entre elles et négocier les différences des géographies fragmentées – je ne pense pas ici seulement aux vieux Etats-Nations, mais aux histoires très différentes des mouvements actuels. L’urgence des luttes l’exige, surtout quand le thème constituant devient central. Pour remplir cet agenda, il faut par conséquent développer une recherche continue, en évitant le calendrier institutionnel européen et les campagnes électorales qui nous sont continuellement reproposées. Le cœur de la discussion, aujourd’hui, consiste sans doute à penser à une action contre la Banque Centrale Européenne, dans la mesure où c’est la BCE qui incarne à sa manière le Palais d’Hiver en Europe aujourd’hui.
* Texte présenté à Université de Paris 8-Saint Denis, 18 janvier 2013. Traduit de l’italien par Judith Revel.